Bosch et Bruegel:

Étude comparative du

triptyque de la Tentation de St Antoine

et du

Dénombrement de Bethléem

par

Michael S. Beyer

juin 2000

 

Au premier abord, les œuvres maîtresses de Jérôme Bosch et Pieter Bruegel le Vieux ont peu de choses en commun. Quand on apprend cependant que Bruegel a étudié et copié les travaux de Bosch, on comprend mieux l’origine du style tout à fait atypique et original de Bruegel, dans le contexte de cette fin de Renaissance en Europe du Nord. La comparaison des œuvres des deux artistes met aussi en lumière des différences de techniques, de contenus et de points de vue qui ne révèlent peut-être pas tant deux personnalités très différentes que deux époques bien distinctes en matière de création artistique.

Les ressemblances avec Bosch sont particulièrement sensibles dans les premières œuvres de Bruegel. Elles ne sont pas fortuites et la confusion qui est souvent faite quant à l’auteur d’une œuvre telle que Dulle Griet (ou Margot l’enragée) aurait très certainement fait plaisir à Bruegel. Au début de sa carrière, les travaux de Bosch étaient encore très populaires, malgré sa mort quelque trente ans plus tôt. C’est intentionnellement qu’il en imitait le style, soit sur ordre et instruction de Jérôme Cock, le premier employeur de Bruegel aux Quatre Vents, soit tout simplement, à la demande des clients et du marché. Les travaux de Bruegel reproduisent aussi fidèlement que possible l’imaginaire et le style narratif de Bosch. Parmi les premières gravures de Bruegel, les Sept Péchés capitaux et les Vertus, par exemple, pourraient passer pour des œuvres de Bosch si elles n’étaient signées de la main de Bruegel. Ces deux gravures « lancèrent la carrière (de Bruegel) avec une rapidité inattendue. » (Foote p. 80). C’est donc volontairement et très probablement dans le but de plaire à son public que Bruegel continua à imiter Bosch avec des tableaux tels que la Chute des anges rebelles.

L’influence de Bosch dans l’œuvre de Bruegel ne s’est pas limitée à la seule représentation de créatures fantastiques et de monstres. Ils ont tous les deux utilisé des compositions très complexes, et si on peut attribuer à Bruegel la technique du wimmelbild (utilisation d’un grand nombre de personnages, de wimmel (all.) : grouiller), Bosch en était certainement un précurseur. La ligne d’horizon dans les œuvres des deux artistes est relevée, un peu comme une scène de théâtre, mais moins cependant que dans l’art gothique. Cette particularité offre à l’artiste une vue panoramique et libère plus d’espace pour y représenter quantité de scènes et de personnages.

Une œuvre de Bruegel contient typiquement plusieurs groupes plus ou moins importants de personnages. Dans le Dénombrement de Bethléem, Joseph et la Vierge sur un âne sont perdus et passent pratiquement inaperçus dans la scène qui les entoure. La foule massée devant l’auberge au premier plan à gauche attire tout de suite l’attention du spectateur et agit comme un repoussoir. L’œil suit la diagonale formée par la foule vers le bord supérieur droit du tableau.

le Dénombrement de Bethléem

Au centre, les formes simples et imposantes de tonneaux posés sur des chariots et les tons neutres et sobres de la neige qui les recouvre forment une rupture dans la foule. A partir de ce centre, le spectateur embrasse une multitude de scènes, mais son regard est guidé par un grand arbre à gauche vers la rivière, le soleil et une foule de personnages minuscules qui portent des fardeaux sur leurs dos. Ces personnages forment une diagonale qui aboutit à droite, juste au-dessus du motif des chariots. Là, ce motif est repris par un autre chariot, cassé ou démonté, qui conduit le regard vers une seconde foule assemblée devant une autre auberge. A la droite de ce groupe se trouvent d’autres roues de chariot qui reprennent le motif central et relient les deux scènes. Un groupe de bâtiments au fond annonce une ville et ferme l’horizon, repoussant ainsi le regard vers le bas et une seconde rivière où un arbre encore marque la limite du tableau à droite. Sur cette rivière, des enfants jouant sur des luges avec des bâtons qui leur servent de rames produisent un contraste fort avec les silhouettes voûtées des personnages plus âgés et portant fardeaux qui traversent la première rivière en haut et qui utilisent aussi des bâtons, mais en guise de cannes cette fois. En bas du tableau, la seconde rivière fait un crochet vers la gauche. Joseph et Marie sont ainsi plongés dans l’obscurité de la foule, des chariots et de la rivière qui les encadrent de près.  

Le style de Bosch est tout aussi complexe, bien que moins organisé. Dans le triptyque de la Tentation de St Antoine, le spectateur n’a aucun repère précis auquel se raccrocher. St Antoine est évidemment situé au centre du panneau central, mais trop de scènes et de créatures fantastiques l’entourent. Trois détails semblent cependant désigner St Antoine, mais aucun n’y parvient vraiment.

Volet gauche : l’Envol et la chute de St Antoine (190 Kb), 131.5 x 53 cm

 

Il y a tout d’abord le groupe de quatre hommes qui traversent le pont au premier plan du volet gauche. Ils semblent se diriger vers le panneau central en suivant une diagonale qui conduit directement à St Antoine. Ensuite dans le volet droit, le personnage principal situé au premier plan, barbu lui aussi et vêtu comme St Antoine, est assis et tourne légèrement la tête vers le spectateur. Ce personnage est mis en valeur par les tons clairs de la roche sur laquelle il est assis et qui forme encore une diagonale vers le St Antoine du panneau central.

Volet droit :  St Antoine en contemplation
(190 Kb), 131.5 x 53 cm

 

Enfin, et c’est peut-être le détail le plus évident, il y a l’espace ouvert directement au-dessus et au-dessous de St Antoine dans le panneau central. Le bâtiment en ruine forme une sorte de scène mise en relief par les tons gris clair de la pierre qui font contraste avec les couleurs sombres du reste du tableau et attirent le regard.

Panneau central
la Tentation de St Antoine
(210 Kb), 131.5 x 119 cm

 

Cet espace autour de St Antoine est en fait le seul espace libre du tableau. Partout ailleurs le paysage varie, les monstres fourmillent, le feu fait rage et les créatures ailées occupent l’espace. Tous les symboles de Bosch, incompréhensibles aujourd’hui, se bousculent et empiètent les uns sur les autres en une foule hétéroclite.

Détail du panneau central (230 Kb)

 

Bosch et Bruegel ont tous les deux peint leurs personnages alla prima. On peut dire de Bosch qu’il utilisait les personnages pour remplir l’espace alors que Bruegel les utilisait comme motifs. Ils remplissaient tous deux leurs tableaux de créatures et de personnages, mais seul Bruegel les plaçaient de façon ordonnée et agréable à l’œil. Là où il y a composition chez Bruegel, il y a confusion chez Bosch.

Revers des volets:
Grisaille sur bois
(180 Kb), 131 x 53 cm
Gauche : Arrestation du Christ à Gethsémani 
Droit : le Chemin de croix du Christ

Bosch et Bruegel ont aussi en commun leur façon très particulière de représenter l’individu dans leurs œuvres. Malgré quelques exceptions telles que le Calvaire avec donateur de Bosch, les œuvres des deux artistes permettent rarement au spectateur de s’identifier à leurs personnages. C’est chez Bruegel que l’on trouve les seuls exemples de représentation d’êtres humains normaux, lorsqu’il les décrit dans leurs travaux quotidiens ou qu’il illustre des proverbes flamands populaires. Hormis cela, les créatures de Bosch sont trop horribles et ses personnages trop ridicules ou repoussants pour qu’un spectateur puisse se reconnaître en eux et se sentir impliqué dans l’œuvre. On peut identifier un prêtre ou un alchimiste, mais rien ne permet au spectateur d’aller au-delà de cette reconnaissance initiale. Aucune œuvre de Bosch ne présente de Vierge évanouie ou de Marie-Madeleine en larmes comme on en trouve dans la Descente de croix de van der Weyden. Chez van der Weyden les personnages peuvent être des saints, ils n’en sont pas moins humains et vecteurs d’émotions, bien éloignés des paysages fantasmagoriques de Bosch. Le St Antoine de Bosch observe le spectateur dans une attitude qui pourrait susciter la sympathie, mais il est si petit qu’il ne peut éclipser le décor qui l’écrase et qui neutralise tout ce qui pourrait le rapprocher du spectateur.            

Les personnages de Bruegel restent aussi éloignés du spectateur que ceux de Bosch. Bruegel représente les hommes dans leurs activités, mais sans jamais montrer les détails de leurs visages ni leurs expressions. Les deux artistes forcent le spectateur à rester à l’écart des personnages et lui interdisent toute implication personnelle avec eux. On peut identifier les éléments de la scène et de l’histoire, mais sans parvenir à une relation intime avec l’œuvre. Un pape dans un tableau de Bosch a autant de signification qu’un enfant sur sa luge chez Bruegel. Ils remplissent tous deux une fonction, un rôle et apportent quelque chose à l’histoire, mais n’ont ni noms ni visages et sont atemporels.

Bruegel a acquis certaines caractéristiques en imitant Bosch, bien que les différences entre les deux artistes l’emportent de loin sur leurs points communs. Tout d’abord, Bruegel est tout aussi obscur que Bosch quant au sens profond de ses œuvres. « Un maître qui affectionnait les énigmes dont la clef n’a pas été trouvée et qu’il ne peut plus nous communiquer aujourd’hui. » (Fraenger p. 9) Si l’origine et la datation des œuvres de Bosch soulèvent de nombreuses questions, le message qu’il tentait de transmettre en soulève tout autant. La difficulté réside dans les symboles et les motifs choisis par Bosch et dont la signification est toujours ambiguë. Ses nus voluptueux peuvent être interprétés, soit comme la représentation de l’homme primitif vivant en harmonie avec la nature, soit au contraire, comme celle de la beauté et de la séduction du diable poussant l’homme au péché. On a dit tour à tour de Bosch qu’il appartenait à une secte adamique et aussi qu’il était fermement opposé à de telles folies. On peut être certain en tous cas que Bosch essayait bien de transmettre un message. La raison d’être de toutes ses fantaisies n’est pas purement ornementale.

Du temps de Bosch, un tableau religieux ne pouvait se concevoir sans que son auteur n’ait choisi son camp : l’Église ou ses réformateurs. Ainsi on voit dans le triptyque de la Tentation de St Antoine des religieuses tentant de séduire St Antoine. Bosch a-t-il voulu, comme Dante, rappeler au spectateur que pas même Sa Sainteté le pape n’était à l’abri de l’enfer ? Si les œuvres de Bosch sont aujourd’hui devenues ambiguës, elles n’en sont pas moins chargées de multiples interprétations possibles.  

Quant à Bruegel, il a représenté une vision essentiellement séculaire du monde. En dépit du titre, le Dénombrement de Bethléem, la Vierge, Joseph, l’âne et le bœuf côtoient sans problème coqs et chariots. Si Bosch avait très certainement des motifs religieux, quels qu'ils aient pu  être, Bruegel n’en avait probablement pas (bien que cette absence de motifs religieux apparents puisse indiquer une tendance au protestantisme). Bruegel est un peintre bien avant d’être un religieux. Dans le Dénombrement de Bethléem, les personnages assemblés devant les deux auberges ne suggèrent pas une vision négative du genre humain. Alors que Bosch aurait au moins glissé parmi eux quelques monstres avides et libidineux, le tableau de Bruegel est dénué de créatures hallucinatoires et d’intentions infamantes. La foule semble bien élevée, presque rigide et bien habillée. Un des personnages tient affectueusement un enfant par la main. Et si on y voit bien la mise à mort de deux porcs, il s’agit manifestement d’une scène domestique. Les représentations du péché et du rachat chez Bosch sont remplacées, chez Bruegel, par celles du travail, de sa récompense et du jeu (il s’agit peut-être là encore d’une connotation protestante).             

On doit reconnaître à Bosch et à Bruegel le mérite d’avoir aidé à créer la peinture de genre. Ils ont tous les deux forgé leurs propres styles incomparables (bien que souvent imités) et en total décalage par rapport à la peinture de leur époque. Bruegel a contribué à améliorer la technique de Patinir pour les paysages et a presque atteint la perfection dans la restitution des lumières et des saisons. Les gravures de Bruegel le Vieux sont aussi réussies que celles réalisées par son fils. Pieter Bruegel le Vieux à reproduit la lumière du jour de telle sorte qu’on a l’impression de pouvoir dire exactement quelle heure il est. Un soleil bas dans le ciel peut souvent signifier un lever ou un coucher de soleil chez ses contemporains. Le rouge domine parfois sur le bleu pour un coucher, mais cela dépend du lieu et de la saison. On ne trouve pas chez Bruegel une telle imprécision. Dans le Dénombrement de Bethléem, il est évident que le soleil se couche : le travail n’est pas encore terminé et la Vierge a l’air fatigué d’avoir chevauché toute la journée. Cette impression est encore renforcée par les nuances brun-jaune qui semblent avoir été déposées sur la neige par les derniers rayons du soleil déclinant. La luminosité du ciel suggère une fin de journée en hiver.

Bruegel apporte une grande attention aux détails de forme et de matière. La neige qui recouvre les tonneaux est épaisse sur le dessus et s’affine sur les bords, exactement comme le fait la vraie neige. Les personnages qu’il dépeint ont l’air un peu rigide, mais c’est en raison de l’absence de détails dans les visages et les expressions. Les silhouettes sont parfaites quant aux proportions. Les arbres sont dessinés avec précision, tout comme le sont les bâtiments dont l’architecture semble réaliste. Ce qui n’est pas le cas pour le St Antoine de Bosch.

Les ruines près desquelles St Antoine est agenouillé ne sont pas dessinées en perspective. L’arcade sur la gauche ne s’accorde pas avec ce qui semble être une scène devant. Et en effet, toutes les constructions dans ce tableau ressemblent plus aux éléments d’un décor de théâtre qu’à ceux d’un paysage. Il est évident, au seul examen des structures architecturales, qu’au contraire de Bosch, Bruegel était parvenu à une unité harmonieuse entre tous les plans de son tableau.

Bosch n’accordait pas non plus une grande attention à la lumière qui, dans la Tentation de St Antoine, n’a pas de source unique. Les seuls effets de lumière sont, dans le panneau central, les reflets sur la grosse cerise, ainsi que le filet blanc qui entoure les objets dans le brasier à l’arrière plan. Le ciel est d’un beau bleu, mais l’heure qu’il peut être semble absolument sans importance.

Moins d’un siècle sépare ces deux artistes d’exception. Bosch fut influencé par son environnement nordique comme Bruegel le fut par Bosch, son illustre prédécesseur. On peut étudier leurs styles et leurs choix thématiques selon des axes qui peuvent aller dans des directions diamétralement opposées. Ils ont néanmoins en commun beaucoup de caractéristiques qui ne sont pas toujours, de prime abord, facilement repérables.

 

Reference List

Cuttler, C. (1991).  Northern Painting.  Forth Worth: Holt Rinehart and Winston, Inc.

Foote, T. (1968).  The World of Bruegel.  New York: Time-Life Books.

Fraenger, W.  (1999).  Hieronymus Bosch.  Germany: G + B Arts International.

Lucie-Smith, E. (1996) The Thames and Hudson Dictionary of Art Terms.  London: Thames and Hudson.

Larousse Dictionary of Painters.  (1981) London: Hamlyn Publishing Group, Ltd.

Louvre; Paris. (1967)  New York: Newsweek, Inc.

Mullins, E.  (1981).  Great Paintings; Fifty Masterpieces, Explored, Explained and Appreciated.  New York: St. Martin's Press.

Vermeersch, V.  (1996).  The Museum of Ancient Art, Brussels.  Brussels: Ludion.

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Smets, I.  The Groeninge Museum, Bruges; A Selection of the Finest Works.  Brussels: Ludion.

Tansey, R.G.; Kleiner, F.S. (1996).  Gardner's Art Through the Ages, 10th. Ed.  Forth Worth: Harcourt Brace College Publishers. 


Michael Sean Beyer a grandi à Woodstock, dans l’Illinois. Il a suivi les cours de beaux-arts à l’université du Texas à Austin pendant deux ans. Il a dû interrompre ses études pour des raisons d’argent et s’est engagé dans l’armée de l’air des États-Unis d’Amérique. Il vit actuellement au nord de Londres et fait partie du groupe d’opérations spéciales de la Royal Air Force à Mildenhall. Il est titulaire d’une licence de psychologie du département des études européennes de l’université du Maryland et prévoit de retourner aux États-Unis en octobre 2000 pour y passer un diplôme d’histoire de l’art à l’université de l’Illinois à Chicago. Ses centres d’intérêt les plus récents sont le dessin et la photographie. M. Beyer a vingt-quatre ans et peut être contacté à automeris_io@yahoo.com.