Groc dans le métro

Yves Jaques

 

Groc est un Néanderthal. Pierre est un junkie. Avant longtemps, leurs chemins se croiseront. Ce sera la première rencontre enregistrée entre l’homme préhistorique et un junkie français. Ce sera enregistré, en cachette, par une caméra de surveillance. Les téléspectateurs auront de quoi s’étonner. L’opinion publique fera de Groc un homme habillé d’un déguisement ingénieux en caoutchouc.

Groc et Pierre ont trois choses en commun : ils sont tous les deux du sexe masculin, mammifères, et dans leur dix-septième année. De Pierre, peut-être on aurait pu dire – s’il n’était pas atteint du sida et en danger quotidien de surdose –, qu’il était « à l’avril de sa vie ». Groc est, à dix-sept ans, déjà un homme mûr.

En ce moment, notre Néanderthal marche le long de la muraille gauche de la ligne 3. Ce qu’il y voit ne représente pour lui qu’une nouvelle grotte. Il s’y connaît plutôt bien ; il en habite une. Il a été envoyé à la chasse par le chef de sa tribu. Groc est passé par une de ces quelconques brèches de temps et d’espace.

Groc est un peu surpris. Il ne reconnaît pas cette grotte. Il se demande s’il a pris à gauche là où il aurait dû tourner à droite. Groc est excité par sa nouvelle découverte mais il ne s’arrête pas de marcher. En contemplant les murs de la grotte, il doit s’avouer qu’il n’en a jamais vu de si lisses. Il y a, sur toute la longueur de la grotte, plusieurs rails de fer scintillants. Ce sont des rails de métro. Groc les trouve passionnants, mais un échantillon s’avère impossible. Il est un peu fâché d’avoir, en essayant, fendu le tranchant de sa hache en pierre.

Les câbles qui longent la muraille laissent Groc indifférent. Il en a essayé un qui s’est révélé non-comestible, d’une structure peu solide pour une vigne. Il a de la chance de ne pas avoir essayé un des câbles de haute tension qui longent tout le tunnel. Dommage, quand même, qu’il n’y trouve aucun intérêt, vu qu’un échantillonnage réussi aurait mis ne fût-ce que provisoirement hors de service le train qui mettra un terme à sa vie.

En marchant le long de la ligne 3, il rencontre, par intervalles réguliers, des éclairages grillagés en fil de fer. Les trois premiers sont blancs ; le quatrième, bleu. Les feux et leurs lumières laissent penser qu’il pourrait y avoir des habitants aux alentours. Il s’étonne de ce que sa tribu ignore l’existence de cette autre tribu qui habite dans une branche de sa grotte. Il décide au demeurant de ficher à ces feux une paix royale et de ne pas se faire reperer. Groc est devenu méfiant.

Ce qui est, finalement, une bonne chose. Encore un autre coup de bol : il y a quelque temps qu’il a laissé derrière lui une courbe dans la passerelle, se faufilant maintenant dans une ligne droite. Grâce à laquelle il pourra avoir sa rencontre avec Pierre, le junkie, et par la suite, son quart d’heure de gloire à la Warhol.

Lorsque Groc voit venir vers lui les phares du train, il se plaque contre le mur. Dans sa courte vie, il a vu de grandes bêtes de tous poils et la prudence dit que quand tu es seul, et elles courent vers toi, mieux vaut ne pas faire obstacle. Le train passe dans un grand vacarme ; Groc s’étonne de la demi-transparence de sa bedaine. Il s’étonne d’y voir des animaux de toutes les couleurs allongés le long de son appareil digestif. Apparemment, la créature les a avalés, tout entier, or la plupart d’entre eux, désemparés, remuent toujours les membres. C’est évidemment un animal d’une grande vélocité et notre homme préhistorique se réjouit de sa disparition.

Groc est en pleine extase. Il ne se trompe pas dans son hypothèse que les trains sont les habitants de cette grotte. Il a tort, pourtant, dans son hypothèse que les trains sont des divinités. Dans son esprit naît une nouvelle mythologie. Comme on dit, de nos jours, « on ne nous a pas appris ça à l’école ». Pierre, lui aussi, aura bientôt l’occasion de se dire : « on ne nous a pas appris ça à l’école ».

Le junkie est près d’une nouvelle crise héroïnomane. Il lui faut tous les jours trois doses d’héroïne pour que son corps fonctionne à son faible maximum. Un tel fonctionnement n’a pas été le sien de naissance ; il a dû s’y faire. En fait, il y a une ressemblance étonnante entre la routine de se nourrir le corps au jour le jour d’héroïne et la corvée d’un boulot régulier, mais sans les week-ends et les vacances. C’est une occupation très fatigante qui nécessite beaucoup d’activité sur très peu d’alimentation. Avec un coup de main supplémentaire du virus qui habite son corps, il est devenu un squelette ambulant.

Son activité consiste à voler de l’argent ou des objets de valeurs à ses amis ou à des inconnus et puis à les échanger contre de l’héroïne. Il préfère l’argent, ça pose moins de problèmes, et il essaie de lui donner priorité autant que possible.

Dans le temps, des gens lui donnaient de l’argent ; en échange, il leur rendait des services charnels de toutes sortes. Cela lui assurait un beau salaire. Mais, hélas, il est trop sale maintenant, et trop maigre, et trop pâle.

Par coïncidence, le junkie Pierre, qui est sur le point de devenir junkie en manque, se trouve à peu près au-dessus de Groc, marchant du même pas que celui-ci. Pierre se dirige sur le trottoir de gauche en direction de l’entrée la plus proche de la ligne 3. Groc marche le long de la muraille gauche de la ligne 3 en direction de la sortie la plus proche. Pierre sait bien que près de cette entrée de la ligne 3 se situe une épicerie où on vend des fruits secs, dont la propriétaire est une petite Marseillaise desséchée, une certaine Madame Choufleur. Ce sont ses oreilles boursouflées (tapées une fois de trop par son alcoolique de père) qui lui ont valu ce sobriquet. Pierre sait bien que Madame Choufleur avance de petites sommes d’argent à ceux qui en ont besoin, des prêts à intérêt on ne peut plus usuraires. Pierre n’a besoin que d’une petite somme, et comme les Musulmans, Pierre se fiche pas mal des taux d’intérêt. Non, en fait, il compte s’aproprier son argent par la force.

Groc, qui est à dix mètres en dessous de Pierre, ne sait pas grand-chose. Le peu qu’il sait lui dit qu’à une certaine distance de lui, il n’y a plus de lumière. Il espère que ce sera la sortie. Il a raison, d’ailleurs. Groc a de la chance qu’à dix heures du soir, il n’y ait pas autant de monde dans le métro. Et il a de la chance que la sortie ne soit pas loin : Groc s’est remis à marcher sur les rails. Il ne s’inquiète pas de ce que la bête à la bedaine transparente tente un nouveau coup. Son raisonnement à lui est qu’un animal au ventre plein ne tardera pas à faire une sieste.

Après être monté sur le quai, il se trouve sur une plate-forme, clignotant des yeux sous la lumière blafarde, éblouissante et monochrome des éclairages en haut. Il aurait bien aimé les toucher, là-haut, car Groc sait que son chef aurait apprécié cette offrande. Sa seule compagnie sur le quai est une lesbienne qui mesure deux mètres de haut, noire et d’origine camerounaise. Elle s’appelle Mireille. La tête de Mireille est tondue, et elle porte un kimono blanc de judoka. Elle vient de sortir de son cours de judo. Sa peau noire couleur minium astiqué luit sur le blanc plissé de sa tunique tachée de sueur.

Mireille se réjouit de n’avoir qu’une minute avant l’arrivée de la prochaine rame. Ses maîtres de judo lui ont appris qu’il vaut mieux éviter la bagarre, dans la mesure du possible. A savoir : Mireille est une lesbienne noire d’origine camerounaise, ceinture brune, qui mesure deux cents trois centimètres. En combat singulier, elle est passé maître. Ceci dit, elle ne veut quand même pas rosser ce mec à côté d’elle.

Heureusement pour Groc, il n’a pas de goût pour l’exotisme. Son membre viril reste flasque sous sa tunique. En même temps, d’un point de vue purement scientifique, il est regrettable que Groc ne grossisse pas Mireille. Etant donné les différences dans leurs patrimoines génétiques, on ne sait même pas si la fécondation puisse avoir lieu ; pourtant, si une telle chose était possible, un être hautement singulier en serait résulté. C’est-à-dire, en admettant que Mireille ne trouve pas aberrante l’idée même de la grossesse, ce qui se discute. Et, dans un état d’esprit pareil, elle pourrait très bien décider de faire avorter le foetus. Encore une fois, pourvu qu’elle ne rosse pas notre homme préhistorique, ce qui se discute aussi. Gardons-nous, d’ailleurs, d’imaginer la réaction de Paris-Soir à toute cette affaire. Après tout, il ne s’agit pas, ici, d’une histoire à sensation.

D’un point de vue strictement alimentaire, Mireille lui apparaît maigre, sans grande valeur, et, de surcroît, elle est complètement chauve, de la tête aux pieds. Pas la peine de la tuer, à son avis. Groc déteste le gaspillage. On dirait un écologiste. Il la toise, lui cherchant un potentiel d’agressivité. Mireille, elle, le toise à son tour. Elle lui guette, elle aussi, un potentiel d’agressivité, mais ce qui la préoccupe par-dessus tout, c’est l’idée que la ville-lumière n’est peut-être plus à la hauteur de son standing de grande métropole de culture.

Pierre, au-dessus de Groc et de Mireille, ne pense qu’à son prochain dose d’héroïne. Il tripote la vieille seringue dans sa poche. Il ne le fait pas en anticipation du soulagement qu’elle lui apportera. Il le fait, plutôt, comme on caresse une arme à feu pour se rassurer par sa présence. Pierre a découvert, en parcourant les quotidiens, un nouveau moyen de commettre un crime. Il est vraiment content de sa trouvaille, puisque son corps maigrichon, brandissant un couteau, ne fait plus le poids. Le principe est bien simple : il dégaine sa vieille seringue à moitié remplie de sang, en faisant savoir à tous qu’il a le sida : « Donne-moi ton argent, dit-il, ou je te pique ». Madame Choufleur, confrontée à sa personne délabrée et maigrichonne, n’aura aucune difficulté à se convaincre de sa sincérité. Elle va tout lui donner. Ça a réussi à New York, il en ira de même à Paris.

Groc, constatant qu’il n’y a effectivement aucun potentiel d’agressivité en Mireille, et motivé par l’approche d’un nouveau train, décide que c’est bien le bon moment de détaler. Mireille est contente de ne pas devoir affronter Groc. Elle s’étonnera de voir sa photo à la une de Paris-Soir le lendemain. En gros titre : « Homme ou singe ? Où êtes-vous Charles Darwin ? » Christine, la copine de Mireille (qui, elle, ne déteste pas les hommes, mais qui s’est toujours dit que d’en voir un se faire tabasser serait un spectacle tout à fait désopilant), lui demandera pourquoi elle n’avait pas tabassé le meurtrier en caoutchouc. Paris-Soir demandera où il peut bien se trouver – la réponse à cette question étant que Groc est mort, même si son corps ne sera jamais trouvé.

Paris-Soir ne consacrera pas, par contre, beaucoup de lignes au sujet de Pierre et de Madame Choufleur. Tous les jours, des gens meurent à Paris. Beaucoup, dit-on. Pas là de quoi en faire une histoire.

Groc est pressé. Il fait nuit noire et la grande bête se déplace à nouveau dans sa grotte à elle. En montant les marches qui mènent à la sortie, il entend celle-ci freiner, afin de mieux le renifler peut-être. Il pousse un grand soupir de soulagement lorsqu’il entend s’éloigner les grognements. Mireille, assise dans la rame, est, elle aussi, soulagée.

Groc s’étonne derechef du caractère lisse de tous les rochers, les remerciant de lui faciliter ainsi le passage. Peut-être est-ce à cause de la grande bête, qui les a frottés sous ses pieds durant ses longues vadrouilles interminables. Il s’arrête un moment en haut des marches pour admirer le fronton art nouveau en fer vert foncé, qui dit « METROPOLITAIN ». Peu importe si Groc ne se rend pas compte qu’il a devant lui un assemblage de lettres qui, prises ensemble, forment le mot « METROPOLITAIN ». Peu importe si, en art non plus, Groc n’y connaît pas grand-chose. Il sait ce qui lui plaît.

Groc est, lui aussi, artiste. Il peint sur les parois des grottes. Aujourd’hui, on a coutume de dire, de ces œuvres d’art, que c’est de l’ « art brut ». Il est même possible que vous ayez vu ses ouvrages dans des livres sur la peinture préhistorique de Lascaux. La tribu de Groc ne se nomme pas « Lascaulais », ni « Tribu Populaire Autonome de Lascaux », ni d’autres appellations aux majuscules imposantes auxquelles on s’adonne de nos jours. La tribu de Groc a un nom entre un beuglement et un sifflement qu’on ne saurait reproduire sur du papier. En tout cas, Groc a la réputation parmi les siens d’être un peintre de premier rang, surtout grâce à ses reproductions sensibles et inégalées du gibier à poil. Il est dommage que Groc n’ait jamais pensé à signer ses ouvrages de son nom ; qu’il n’ait jamais vendu de ses peintures un seul exemplaire. En fait, à sa mort dans le métro, il sera dans le même état que la majorité de nos artistes aujourd’hui : personne. Sans le sou, son talent méconnu, son nom perdu à tout jamais dans les annales de l’obscurité.

Groc a fini d’absorber ses idées au sujet du fronton art nouveau et se rappelle son devoir : la recherche du gibier. Jusque-là, il a rencontré un animal beaucoup trop grand pour qu’il pense à tenter le coup, et un autre trop long, maigre, et chauve pour qu’il en ait envie. Notre homme préhistorique s’aperçoit qu’en fait, cette espèce amaigrie de deuxième ordre a envahi les rues. Il se demande d’où ils sont tous sortis. Il espère bien qu’ils n’auront pas déjà pris tous les animaux qui foisonnent, sans doute, dans les parages. Ce serait bien ennuyeux de se limiter désormais à la peinture des animaux.

Tout de même, Groc n’est pas pris au dépourvu par son nouvel environnement. Le Néanderthal est habitué aux surprises. Le monde en a beaucoup, à n’en pas douter. Il prend bonne note des animaux de grande taille qui se déplacent en file en grondant sur la surface lisse couleur charbon qui s’étend à ses pieds. Groc a l’intention de les faire apparaître dans quelques-unes de ses interprétations de la vie pastorale. Ils ont l’air dangereux ; qui plus est, ils ressemblent, par certains traits, à la créature souterraine. Ils sont plus petits, aux pelages de toutes les couleurs, mais eux aussi ont la bedaine transparente, comme de l’eau – comme la créature souterraine. Groc note qu’ils ont tous le ventre plein de ces animaux maigres. Ce qui a de quoi lui plaire. Peut-être qu’ils les mangeront tous pour s’en aller après.

Faute de savoir où aller, en l’absence d’un gibier qui s’offre à lui, Groc décide d’aller voir dans les petites grottes toutes proches. De nos jours, nous appelons celles-ci des magasins. Groc voit s’arrêter le troupeau de bêtes au pelage luisant, et, faisant confiance à leur immobilité, il décide de traverser. On aurait du mal à dire quel aurait été la conséquence si Groc s’était fait écraser par une de ces voitures. Il est possible que le conducteur coupable se serait arrêté et, ensuite, efforcé de le ressusciter. Paris-Soir aurait proclamé à la une, « Homme embrasse Néanderthal », ou « Femme dans embrouille avec Néanderthal ». Ou bien une collision sans témoins oculaires. « Néanderthal trouvé mutilé dans une rue parisienne ». Les journaux ont toujours leur grain de sel à ajouter. Pourtant nous savons, nous, que Groc a attendu l’arrêt de la circulation pour entreprendre la traversée des quatre voies automobiles.

Au moment où Groc traverse la rue au pas de course, et que les automobilistes se demandent quel est le produit en promotion, Pierre attend son heure. L’avant-dernier client de Madame Choufleur vient juste de partir. Avec une certaine fébrilité, elle attend de pouvoir regarder en privé sa télévision en circuit fermé. Elle vient de faire installer dans son magasin une caméra de surveillance. Elle lui vient d’un emprunteur inconscient du caractère exorbitant de ses taux d’intérêts. Mais il avait vite compris son erreur. Madame Choufleur a envie de voir passer en accéléré la journée enregistrée par l’œil caché de la caméra. Elle a envie de faire avancer et reculer ses clients, de les faire entrer et sortir. Elle veut que Pierre se décide à acheter quelque chose ou qu’il déguerpisse.

Pierre fait le poireau à l’arrière du magasin en feignant de s’intéresser vivement à un gros paquet de pruneaux. Jusque-là, il a tripoté, reniflé, frotté, y a mordu l’emballage dans le désir d’en finir et de se procurer au plus vite possible son héroïne. Son corps est à bout. Son manque est tel qu’il lui chuchote à l’oreille des âneries du genre, « Hé, Pierre, allez, vas-y, qu’est-ce que t’attends pour poignarder tout le monde et t’emparer de leur fric ? » Apparemment, son manque ne tient pas en compte du fait que les victimes ne vont pas mourir sur-le-champ d’un coup de seringue. N’empêche que sa raison était, à ce moment-là, sur le point de céder. Pierre a de la chance qu’il n’y ait plus personne dans le magasin.

Groc se dirige vers la petite grotte la plus proche. Comme beaucoup d’êtres vivants, Groc est attiré par tout ce qui brille. Il vient de briser la vitrine d’une bijouterie. Après avoir buté contre la paroi invisible de verre, se cognant le nez assez vigoureusement, il s’est mis en colère. Ensuite il a dévalisé le magasin de ses colliers en argent, perle, platine, et or, mais il n’a pas touché aux diamants. Ils lui rappellent la vitrine qu’il vient de briser.

En effet, il a bien fait de laisser les diamants. Le propriétaire, un certain Gorion, est un escroc, dont les diamants sont faux. Gorion ne sera pas ravi en retrouvant son magasin le lendemain matin. Des voyous qui sont arrivés après Groc l’auront pillé de fond en comble. Ceux-ci auront l’occasion de s’énerver, à leur tour, lorsque leur intermédiaire sur le marché noir leur apprendra que les diamants ne sont pas vrais, mais ont été fabriqués dans une usine à Léon.

Groc se rappelle à nouveau sa mission : la recherche du gibier. Il décide de tenter sa chance dans le magasin d’à côté. A cette heure, il est le seul à être encore éclairé. Il s’agit de l’épicerie de Madame Choufleur. Pierre le junkie y est entré en action. Tout se combine parfaitement. Madame Choufleur n’a aucun mal à croire que Pierre est prêt à la poignarder avec sa seringue à moitié remplie de sang. Elle a encore moins de mal à croire que la seringue est pleine de virus et de bactéries. Heureusement, elle fait ce que Pierre lui dit de faire : il s’en faudrait d’un cheveu pour qu’il perde complètement le contrôle de lui-même.

Si Madame Choufleur est une mégère, elle n’est pourtant pas conne. Au contraire, c’est une mégère futée. Or, si elle garde dans sa caisse une somme d’argent respectable, le vrai magot est caché dans un coffre-fort déguisé en machine à coudre de style fin de siècle. Elle espère que Pierre sera satisfait de la grosse somme dans la caisse. Ce qui est le cas. Comme nous le savons déjà, Pierre, lui, n’a besoin que d’une tout petite somme d’argent.

Madame Choufleur vient de faire sortir – inutilement – de sa coulisse le tiroir de la caisse afin de montrer à Pierre qu’elle lui a bel et bien donné tout son argent. Pierre s’apprête à repartir. Il se retourne pour déverrouiller la porte qu’il avait, un moment d’avant, cadenassée – toujours le petit malin – après avoir laissé choir le paquet de pruneaux. Au même moment, Groc se cogne une deuxième fois le nez contre la paroi invisible d’une vitrine immaculée. Pierre, seringue serrée entre les dents, dévisage Groc au travers de la vitre, avant de se joindre les mains, à la manière d’un moine se préparant à prier. Pierre essaie de faire comprendre à Groc – à travers ses gesticulations – que le magasin est fermé.

Groc s’est remis en colère à cause de son nez et du rocher transparent qui a réussi de nouveau à le prendre au piège. Avec le côté émoussé de sa hache, il brise la paroi de la vitre. Madame Choufleur se recroqueville derrière le comptoir, se félicitant d’avoir acheté la caméra de surveillance. Cela simplifiera beaucoup les choses pour son assurance. Groc franchit le seuil qu’il vient de créer. Pierre recule de quelques pas, brandissant de ses deux mains la seringue comme s’il venait de dégainer une géante épée de chevalier à deux tranchants. « J’ai le sida, hurle-t-il, le sida ! Je vais te piquer si tu ne me fous pas le camp ! »

Pierre a peur. Il est persuadé que Groc est un cambrioleur habillé d’un déguisement en caoutchouc. Pierre ne veut pas se faire délester de son argent. Madame Choufleur, quoiqu’elle ne soit pas croyante, prie fébrilement que Groc et Pierre finissent par s’entretuer. Elle est persuadée, elle aussi, que Groc est venu lui voler. Elle craint que ce deuxième ne lui exige encore plus d’argent, et que par la suite elle sera obligée de découvrir le contenu de son coffre-fort en forme de machine à coudre. Pour sa part, Groc est éberlué par les émanations odorantes dans le magasin. Il est doué d’un odorat hautement avancé. Le rhinecéphale chez le homo sapiens fait pâle figure à la puissance des organes olfactifs de Groc. Celui-ci s’immobilise, sidéré, complètement bouleversé par l’odeur acide et sèche de cette petite grotte. Il n’a pas encore pris la peine d’analyser en profondeur la présence de Pierre et de Madame Choufleur, hormis le fait qu’elle représente encore plus de ces animaux sans valeur qui foisonnent partout.

Pierre a sombré dans une transe de junkie. Son cerveau a cessé de fonctionner. C’est son corps qui a pris le dessus. Coûte que coûte, il mènera Pierre à l’héroïne. Le corps de Pierre s’aperçoit que Groc est en train de fouiner dans les rayons en reniflant, à la manière d’un somnambule, et, n’ayant plus sa raison, profite de l’occasion pour piquer le Néanderthal avec la seringue.

Groc s’étonne de ce que cela lui fasse si mal. Dans sa douleur, il oublie les odeurs du magasin. Il n’avait pas réalisé que ces animaux pourraient être à ce point dangereux. C’est la première fois que l’un d’eux s’est montré agressif envers lui. Dans sa vie, Groc s’est fait piquer par des abeilles, des araignées, des fourmis, et des guêpes. Ça emmerde Groc de se faire piquer. Son nez lui fait toujours mal. Groc crève le crâne à Pierre, de nouveau avec le côté émoussé de sa hache. Ça lui fait plaisir de pouvoir se servir du côté émoussé de sa hache.

Pierre s’écroule en chien de fusil, en imitation – mais sur une échelle plus grande – du paquet de pruneaux qu’il avait si récemment tripoté. Groc prend note, avec une satisfaction sourde, des fleuves de sang qui se répandent sur le sol, provenant des blessures crâniennes du junkie. Il remarque la liasse de billets dans sa main crispée. Le coloris sur les francs français a quelque chose d’esthétique, à son idée. Après avoir lesté sa tunique des billets, il se frotte un peu le torse, qui lui fait toujours un peu mal, vestiges de sa blessure, à trois centimètres de profondeur, causée par la seringue.

Groc se met à bourrer sa tunique des paquets d’abricots secs, de pommes sèches, et de bananes croustillantes. C’est alors qu’il se rend compte de Madame Choufleur qui se cache derrière la caisse. Groc s’approche d’elle, lui crevant le crâne avec le côté émoussé de sa hache.

Au sortir du magasin, Groc prend le paquet de pruneaux que Pierre a si négligemment laissé. Groc est content d’avoir trouvé tant de nourriture pour sa tribu. Son chef sera très heureux. Peut-être lui accordera-t-on quelques jours de congé pour travailler à ses peintures.

Groc décide de rentrer. De nouveau, il attend que le troupeau sur la surface lisse noire s’immobilise avant de traverser, se dirigeant vers la grotte aux murs luisants.

La caverne est déserte. Groc se réjouit de l’absence de la bête de grande taille à la peau noire et blanche. Groc en a sa claque de crever le crâne aux autres. Mireille, assise dans la rame, est aussi heureuse d’avoir pris le train de la ligne 3. Elle ne voulait pas vraiment lui faire voir de toutes les couleurs.

Groc se met à marcher le long des rails de la ligne 3, dans la même direction que la dernière fois. Dommage, vraiment, car cela permettra au train de le prendre au dépourvu. Il sera mort, avant même de s’en rendre compte.

Cela fait un bon bout de temps qu’il marche. Il est sûr qu’au prochain tournant, il retombera sur la passerelle qui mène à la grotte de sa tribu. Dans un sens, il a raison. La brèche de temps et d’espace, qui est en train de se refermer, se situe effectivement au-delà du prochain tournant. Tant pis pour Groc qu’il ne reconnaisse pas la bouffée de vent chaude qui lui souffle sur la nuque. Au moment où il se précipite à passer par la brèche presque évanouie, il est poussé dedans, son corps brisé, par le nez de la fusée.

Puisqu’il n’y a pas besoin de conduire un train qui se conduit de lui-même, le conducteur passe son temps à se gratter la poche dans son siège. Il se frotte doucement les bourses en feuilletant le dernier Playboy. Au moment du contact avec le corps de Groc, il n’a conscience que d’un petit cahot, la sorte qui se fait sentir lors d’une commutation de courant dans les rails.

La tribu de Groc reste bouche bée à le trouver mort, gisant sur le sol de la grotte. Leur meilleur peintre, immobile, sans vie, ses os mis de guingois par un accident dont la nature leur échappe complètement. Le chef regrette de l’avoir envoyé à la chasse.

D’un autre côté, ils sont contents de leurs trouvailles. Les fruits secs leur sont étrangers, exotique à faire délirer. La bactérie qui couve dedans leur est aussi étrangère ; elle donnera à toute la tribu la chiasse.

Ils n’ont pas la moindre idée du sort horripilant qu’ils ont été épargnés. On ne saurait dire si le virus du sida dans le corps de Groc eût été capable de se répandre dans le monde néanderthalien, si bien que cette histoire ne fût qu’un fragment d’un avenir rêvé. De telles spéculations ne sont que des foutaises. Or, Groc est mort et le virus mort avec lui. Cette histoire a bel et bien une existence.

La police parisienne eut pas mal d’ennuis dans leur enquête sur les morts du junkie Pierre et de Madame Choufleur. Mireille, le seul témoin à tout cet embrouillamini, s’est gardée d’aller témoigner au commissariat. Mireille n’aime pas la police. Elle et sa copine se sont fait surprendre une fois par une bande de policiers encanaillés en civil qui les ont battues, après les avoir surprises dans une empoignade.

De toute manière, tout ce qu’aurait pu ajouter Mireille, c’est qu’elle avait vu Groc partir par la sortie de la ligne 3. Cela aurait pu éclaircir un peu les choses pour l’équipe d’entretien. Lors d’un contrôle routinier des lignes, ils étaient tombés sur plusieurs colliers en argent, perle, platine, et or. Ils avaient rédigé, par la suite, un rapport fort détaillé sur le paquet de pruneaux qui avait été trouvé au même endroit, à savoir juste à côté des colliers.

En passant, nous aimerions mentionner ici que le crâne de Groc est maintenant en exposition. Ça vaut la peine d’aller voir le crâne qui a appartenu à un grand voyageur de temps et d’espace aussi bien à un artiste préhistorique des plus sensibles et doués.

Son crâne a été découvert par des gosses jouant au foot dans une clairière près de Lascaux. C’est un miracle que son crâne ait pu survivre à cette seconde rencontre avec le homo sapiens.

Selon la coutume, un musée en France échangea avec la Smithsonian Institution le crâne de Groc contre quelques miettes douteuses du drapeau américain de Betsy Ross. Ensuite, la Smithsonian Institution échangea, à son tour, le crâne avec le Muséum national d’anthropologie de Mexique, à Mexico, contre une table sacrificielle azthèque.

Si vous désirez, vous pouvez y aller voir le crâne de Groc. Il se trouve sur votre droite au rez-de-chaussée, dès que vous entrez pour la première exhibition. On l’a accroché au mur par des fils de fer dans la section « Introduction à l’anthropologie » de l’un de nos grands musées. Vu le statut qui lui est dû en tant qu’artiste, c’est plutôt une injustice, à nos yeux, qu’il doive jouxter les crânes de plusieurs autres primates décidément moins avancés que lui.

Yves Jaques yjaques@tiscalinet.it