Elfes et émeraudes

Gaither Stewart

Mai 2001

 

Rafael ouvrit les yeux. Il sourit. Le soleil était là. Le soleil jaune que Mamá avait peint sur le plafond avait de long bras lumineux. Elle avait dit que son réveil devait être ensoleillé. Il aimait sa Mamá. Elle était très belle, tout le monde le disait. Quand il serait grand il l'épouserait. Il releva légèrement la tête et regarda à travers la pièce. Elle était grande, elle était pleine de leurs affaires. La table et les deux chaises où ils mangeaient. L'évier. Toutes les étagères avec leur vaisselle et leur nourriture. La lampe à gaz. La table avec leur télévision. La chaise confortable où Mamá s'asseyait et son tabouret bas pour regarder la télé. Dans le coin, la boite avec ses jouets. Il devait tout y ranger chaque soir avant d'aller au lit. Il pouvait voir le long capot et les garde-boue argentés de la voiture rouge que la Señora lui avait donnée. Combien il aimait les voitures ! Le Señor et la Señora disaient toujours coche, mais lui il disait carro.

Oh, il se rappela tout d’un coup qu’ils devaient laver le carro aujourd’hui. Ou la coche. Ils devaient se lever. C’était un grand jour.

« Mamá, Mamacita, réveille-toi ! », murmura-t-il à l’oreille de sa mère, en lui chatouillant le nez. Elle était allongée sur le côté, face à lui. Ses yeux étaient bien fermés. Elle respirait profondément. Elle aimait dormir le matin. Elle ne savait pas qu’il était temps de se lever. « Mamá, on doit se lever ! »

« Chut, Niño ! Il est trop tôt. Rendors-toi. »

« Mais Mamá, on doit laver le carro aujourd’hui. Mamá, réveille-toi. »

« Rafael, mi amor, rendors-toi. Je dois dormir un peu plus longtemps. » Il savait que Mamá était réveillée, mais qu’elle voulait que la nuit dure encore. Alors Rafael continua à la tirer, la forçant à revenir dans le vrai monde. Mais il avait peur que son vrai monde soit cruel, comme une trappe dans laquelle elle était prise, telle une souris des champs dans les serres d’un faucon. Elle disait parfois qu’il était mieux d’être né OtomÍ. Personne ne s’en inquiétait – sauf Rafaelito. Et il dépendait d’elle. Il n’avait personne d’autre non plus. Certains jours elle voulait mourir. Enfin, peut-être pas mourir, il pensait, mais ne plus souffrir. Elle voulait simplement rester au lit ! Peut-être que si on dort assez longtemps, c’est comme si on mourait un peu, sans vraiment quitter le monde.

« Mamacita, t’as oublié ? Le Señor a promis. On peut laver la grande voiture aujourd’hui. » Il voudrait se lever seul. Mais avec le mur d’un côté, sa mère serrée contre lui de l’autre et les couvertures qui l’enveloppaient, il ne pouvait pas bouger. ‘Notre lit’, pensa-t-il. ‘On a tellement de choses. J’ai toujours dormi dans ce lit avec Mamá. Elle dit que je suis arrivé au monde dedans. Elle dit qu’il est trop petit pour tous les deux, que je suis trop grand maintenant. Presque hombre. Je sais qu’elle dit ça seulement parce qu’elle m’aime. J’ai vraiment que cinq ans’, se dit-il, en dépliant les cinq doigts de sa main droite. ‘Quand j’aurai six ans, plus personne ne m’appellera niño, mais Rafael Sánchez. C’est mon vrai nom. Et je serai joueur de la Coupe du Monde de foot comme à la télé.’

Rafael enroula son bras droit autour du cou de sa mère et murmura de drôles de bruits dans ses oreilles. Elle ouvrit finalement les yeux. Elle aussi sourit. « Buenos días, hombrecito », dit-elle, puis elle bailla. « Tu as raison. On doit se lever. Enfin, je dois me lever. Tu restes-là sous les couvertures en attendant que Mamá t’amène une tasse de chocolat. On a du lait aujourd’hui, tu te rappelles ? » Il aimait ça. Il se rappelait qu’ils avaient du lait. La Señora le leur avait donné la veille. Ils n’avaient pas toujours de lait. Mamá disait que ça coûtait trop cher.

Il aimait les jours où il pouvait rester au lit après que Mamá s’était levée. Il aimait la regarder s’habiller. Elle était la plus belle mamá de San Miguel. « Oh ! Il fait très froid », dit-elle, sautant pieds nus comme un petit lapin à travers la pièce. « On n’aura donc jamais de réchaud ? C’est supportable au soleil, mais notre maison est un réfrigérateur. Combien je hais cette cabane. Combien je déteste la boue, les chemins de terre battue dehors, ces enfants sales aux pieds nus, d’avoir à attendre l’autobus et cette longue marche à travers champs. Comment vais-je passer cette journée ? Qu’ai-je fais pour mériter ça ? Comment ai-je pu être aussi stupide ? »

Elle aimait se plaindre le matin. Il était allongé sur le dos et regardait fixement le soleil en prétendant ne rien entendre. Mais il écoutait. Il voulait qu’elle soit heureuse. Elle enleva son t-shirt rouge avec un singe devant, comme le sien, enfila un pull-over bleu clair, son jean et ses chaussons noirs. Il aimait la façon dont elle s’habillait. Il aimait leur maison. Mais il n’aimait pas jouer à l’extérieur où les grands garçons se moquaient de lui et le battaient si Mamá n’était pas là, ou ceux qui avaient un père et le taquinaient parce qu’il n’en avait pas. Beaucoup d’enfants ici n’avaient pas de père. Mais il avait parfois peur. C’est pour ça qu’il allait travailler avec Mamá.

Il aimait le trajet jusqu’en haut de la colline en bus et la marche à travers les champs de cactus. C’était comme un ranch. Il aimait avant tout sonner à la porte du Señor et le « Hola, que tal » ou « Buenos días, Rafael » quand ils entraient dans le jardin - puis il voyait la grande voiture garée à l’intérieur. Les journées passées dans la grande maison étaient magiques, à regarder la télé, jouer dans le jardin ou faire un tour dans la grande voiture avec le Señor ou la Señora.

Pendant qu’il buvait son chocolat, Mamá sortit son beau pantalon noir, une chemise et un pull bleus et ses nouvelles chaussures noires. « Mais Mamá, si on lave la grande voiture aujourd’hui, je peux pas porter mes nouvelles chaussures. »

« Oh, que je suis bête ! Bien sûr que non ! », dit-elle en riant de son rire calme qu’il aimait. Elle lui amena ses tennis noires. Il avait de si beaux vêtements. Le Señor et la Señora le disaient toujours. Hier, tout le monde avait admiré les nouvelles chaussures noires que sa tante lui avait données, le genre que les grands garçons portaient à la télé. Il n’avait pas voulu jouer dans le jardin, de peur de les écorcher ou les salir.

En marchant à travers les champs désertiques depuis l’arrêt de bus jusqu’à la maison du Señor en tenant la main de Mamá, il regardait le brouillard du matin tourbillonner entre les cactus et les petits bosquets. Le soleil l’asséchait rapidement. Il aimait le brouillard. C’était mystérieux, impalpable, comme la fumée. Si on tend la main pour l’attraper, il glisse entre les doigts. Etrange, comme le vent. D’où vient le vent ? Où va le brouillard ? Qu’est-ce qui le remplace ? C’était déconcertant. Il vit qu’il y avait partout quelque chose. Mamá disait que les dieux dans le ciel bougeaient tout avec leurs grandes mains. Elle disait qu’ils étaient comme des enfants, qu’ils aimaient jouer. Il restait toujours une odeur après la fumée. Après le vent, des feuilles mortes et des papiers recouvraient le sol. Le dieu du brouillard évanescent laisserait peut-être quelque chose de magique pour lui après son passage. C’était une étrange journée.

Il espérait tant qu’un de ces jours magiques, alors qu’ils traversaient les étendues de sable blanc des champs de cactus, quelque chose lâcherait soudain sous leurs pieds et qu’ils s’enfonceraient en culbutant et rouleraient sur eux-mêmes en bas, en bas, en bas... dans un nouvel élément, différent de tout ce qu’il avait connu jusque là, de tout ce qu’il avait imaginé, dans un monde enchanté où la magie était une réalité. Il tomberait avec Mamá dans ce nouvel endroit, et un père et un grand-père les attendraient. Ce serait un monde de joie et de tendresse ineffables où Mamá ne travaillerait pas et où les grands garçons ne le battraient pas. Un univers où de fabuleuses aventures les attendaient, et où ils seraient transformés en d’inimaginables êtres.

Des bandes de travailleurs attendaient à l’extérieur de la maison de l’autre Señora. C’était la dame mexicaine blanche qui lui passait toujours la main sur la tête en disant « que niño lindo ». Quel joli petit garçon. Il ne l’aimait pas tellement.

Les hommes sifflèrent et crièrent, « Hola, Rafaelito, que tal, hola Esmeralda, cómo estás. » Il savait qu’ils regardaient Mamá parce qu’elle était si belle. Elle sourit. Il fronça les sourcils. Il n’aimait pas leurs cris et leurs sifflements, et Mamá ne devrait pas sourire. Lui et Mamá ne leur avaient pas parlé.

Le Señor lui ébouriffa les cheveux et referma la barrière derrière eux. Il était à nouveau dans un monde féerique. Ca semblait être un jeu qu’ils jouaient tous les jours. Lui et Mamá avec le Señor et la Señora. Il n’y avait pas de boue. Que le dallage du patio et les fleurs, les arbres, les oiseaux noirs et les colibris dans le jardin. Et l’immense voiture grise garée près de la porte. Et la langue amusante qu’on entendait de temps en temps à travers la maison quand le Señor et la Señora se parlaient ; lui et Mamá ne comprenaient pas ce qu’ils disaient. Et la musique forte sans mots sur la stéréo.

Il était timide quand ils arrivaient. Il tenait la main de Mamá. Il souriait dans le vide et suivit Mamá dans la pièce arrière où ils laissèrent leurs blousons et leurs pulls. Des réchauds à gaz brûlaient dans certaines des pièces. La maison était bien chaude. Ce n’était pas sale du tout, mais Mamá laverait quand même. Puis ils laveraient le carro. Ensuite le Señor l’emmènerait peut-être faire un tour.

Le Señor passa avec un plateau fumant dans les mains. Comme tous les matins il disparut dans la chambre de la Señora et ferma la porte. Rafael s’assit sur la table de la cuisine à proximité de la grande fenêtre avec tous les vases de fleurs, les bols de fruits, les céramiques, les photos amusantes, les tresses d’ail pendues et regarda Mamá faire la vaisselle à l’évier. Le réfrigérateur chantait. Les odeurs de café et de pain grillé embaumaient toute la pièce. A travers la fenêtre, il vit les oiseaux-mouches tournoyer autour d’un pot de miel pendu à la branche d’un jacaranda. Il espérait devenir un oiseau-mouche un jour, pour voler sous le soleil et sucer le miel des fleurs. Il y avait de la magie dans l’air aujourd’hui. Il regarda le petit pain chaud que le Señor lui avait laissé mais ne le toucha pas.

« Je n’ai pas faim, Mamá. » Il dit cela parce que Mamá disait toujours qu’elle n’avait pas faim. Il aimait beaucoup les petits pains sucrés que le Señor lui apportait, aussi lui était-il difficile de savoir s’il devait le manger ou non.

« Si tu ne manges pas, tu vas devenir un Chichimec comme ton grand-père, dit-elle. Tu ressembles déjà beaucoup à ton père. Sauf que ta peau est plus foncée, comme ton grand-père. » Mamá avait la peau claire, presque comme la Señora, juste un peu plus foncée. Il n’avait jamais vu son père, ni ses grands-pères et grands-mères. Il n’avait que Mamá. Elle disait que la pire chose au monde était d’être un Indien, parce qu’ils sont pauvres et misérables. Pourquoi en ne mangeant pas on devenait un Indien restait un mystère, mais Mamá devait avoir raison, puisque les Indiens n’avaient rien d’autre à manger que des tortillas et des fèves. Sûrement qu’aucun d’entre eux n’avait de voiture.

« On est riche, nous, Mamá ? » Alors que Mamá était occupée à la vaisselle, il attrapa un petit morceau du pain chaud et le glissa rapidement dans sa bouche.

« No, Rafael, on est pauvre. Mais les Indiens sont les gens les plus pauvres au monde. Ils n’ont rien... certains n’ont même pas de chaussures. »

« Alors, on est riche. On a de belles chaussures. Mais pourquoi on n’a pas une voiture comme le Señor ? » Il se demanda s’il parlait bizarrement avec le morceau de pain dans sa bouche. Il l’avala aussi vite qu’il put.

« Parce que les Gringos sont riches et que nous sommes pauvres, Rafael. »

« C’est quoi les Gringos, Mamá ? J’oublie toujours. »

« Ce sont des gens blancs d’un pays riche très très loin d’ici qui parlent pas comme nous. »

« Comme le Señor ? Comme à la télé ? Là où tout le monde conduit des grosses voitures ? »

« Oui, Rafael »

« Pourquoi ils sont riches et nous pauvres, Mamá ? »

« Je ne sais pas, Rafael. Tu dois demander au Señor. »

« Il y a des Indiens pauvres dans ce pays riche à la télé... comme ici ? »

« Quelques-uns, je pense, mais pas beaucoup. »

« Je veux pas être un Indien, Mamá. »

 

Sa mamá avait terminé à la cuisine quand le niño approcha le Señor à son bureau dans le cabinet de travail, s’arrêta, tendit la main, et avec un air sérieux dit « Ahora vamos a lavar el carro. » Maintenant on va laver la voiture.

« Muy bien, Rafael. Eh, Rafael, quand tu auras fini on pourrait continuer l’histoire d’hier et peut-être aller faire un tour dans la voiture propre, d’accord ? »

« D’accord », dit Rafael, en levant le pouce et l’agitant dans l’air. « Rien que nous, d’accord ? » Et il courut vers le jardin. Il ne pouvait attendre. Il préférait laver la voiture que de faire n’importe quoi d’autre, à part rouler dedans. Parfois le Señor attachait sa ceinture, et alors ce n’était pas aussi amusant. Il ne pouvait pas voir les gens à l’extérieur, et il ne pouvait être vu. Il préférait se tenir debout aux côtés du Señor et regarder dehors. Le mieux c’était quand il s’asseyait sur ses genoux et conduisait.

« D’accord », dit le Señor.

‘La voiture est tellement grande ! Assez grande pour transporter tous les garçons de notre rue jusqu’au pays où vivent les Gringos. Elle a plusieurs portes et un énorme espace à l’arrière que le Señor ouvre avec une clé secrète. Les autres garçons n’auront qu’à monter là-derrière. Je conduirai. Mamá peut venir aussi. Rafael lava les roues, les phares, les rétroviseurs et le métal brillant tout autour pendant que Mamá lavait les parties plus hautes. Tout le carro doit étinceler et briller comme les carros chez le marchand de voitures. Ca doit vraiment aider Mamá de ne pas avoir à laver la grande voiture toute seule. Elle dit qu’elle est toujours seule, mais c’est pas vrai bien sûr, elle m’a moi.’

Il se regarda dans les phares avant qui brillaient. Il aima le visage qu’il vit. ‘Mon visage est rond et mes cheveux sont aussi noirs que ces beaux oiseaux noirs aux longues queues. Non, je ne lui ressemble pas. Je me demande pourquoi ma peau est plus foncée que celle de Mamá. Je suis peut-être en train de devenir un Indien. Ils sont tous si foncés. Qui sait pourquoi ? J’ai la peau foncée et tout le monde dit que je suis si bonito. Je trouve que les gens avec la peau foncée sont plus beaux que les blancs comme le Señor et la Señora.’

‘Gringos ! Va savoir pourquoi ils sont si pâles. Ils doivent être malades. C’est peut-être pour ça qu’ils parlent bizarrement. Même quand ils parlent avec mes mots, c’est bizarre. C’est pour ça que je comprends pas toujours le Señor et la Señora.’

 

Quand le Señor referma la machine noire sur sa table, le niño su que c’était l’heure du rituel du jus matinal. « Vamos a tomar un jugo, Rafael ? »

« Salud ! », dit Rafael. « Salud ! », répondit le Señor. Trois tintements, trois « salud », c’était le rituel.

 

Une fois installés sur le canapé, Rafael bien blotti contre la poitrine du Señor, il se dit que ça devait être comme d’avoir un grand-père. Hier, ils avaient lu l’histoire d’une pauvre fille que ses sœurs et sa belle-mère traitaient mal ; elle travaillait beaucoup et n’avait pas de vêtements, comme Mamá. Mais avec l’aide de sa marraine magique elle fut vêtue de beaux vêtements et de mules en vair et se rendit à la fiesta dans une coche magique faite d’une citrouille, une calabaza. Il aimait ce genre de magie et riait en demandant au Señor de la relire encore et encore.

« Mais, dit le Señor en reprenant la lecture, elle devait rentrer tôt parce qu’au moment où l’horloge sonnerait les douze coups de minuit, le carrosse redevenait une citrouille. Imagine, Rafael, une calabaza ! »

Rafael regarda le Señor rire et eut envie de pleurer. Il ne pleurait jamais, ce n’était pas masculin, mais il en avait souvent envie. « Est-ce que les sœurs et la mauvaise belle-mère mangent la calabaza ? », demanda-t-il. C’était important. Si elles la mangeaient, le carro disparaissait. Evanoui comme de la fumée, comme le vent et le brouillard.

Avant que le Señor ne put répondre, Rafael sourit, ses yeux montraient qu’il avait compris. « Mais c’est qu’une histoire, verdad, Señor ? Une calabaza peut-elle vraiment se transformer en carro ? Mamá dit que je vais me transformer en Indien si je ne mange pas. Vous saviez que les Indiens sont les plus pauvres au monde ? Mamá dit que nous sommes pauvres et que les Gringos sont riches. Mais on n’est pas aussi pauvres que les Indiens. Señor, pourquoi les Gringos sont riches et les Indiens sont les plus pauvres au monde ? »

Le garçon pencha la tête de côté et regarda fixement l’homme. Le Señor parut embêté. Il le regarda fixement à son tour. Rafael sentit une larme monter du fond de ses grands yeux noirs. A quoi pensait le Señor ?

« Je ne sais pas », se contenta de dire l’homme, rougissant soudainement.

« Mamá ne sait pas non plus. Quién sabe porqué ? Qui sait pourquoi ? »

Depuis là où ils étaient assis sur le canapé, ils ne pouvaient s’empêcher d’entendre la conversation entre la Señora et Mamá dans la cuisine ouverte. Esmeralda ne donnait jamais spontanément d’informations personnelles, mais si on lui posait une question directe elle répondait franchement, sans hésiter. « Non, notre seule parente est la tante dont je vous ai parlé, la sœur de ma mère, qui habite à Dolores. Mais, elle s’arrêta pour rire et pointa vers Rafael, le niño ne l’aime pas. Il dit qu’elle est trop grosse. Et elle essaie de le faire manger. Quand on est chez elle, il reste assis sur une chaise à sucer son pouce en fonçant des sourcils. Alors on ne reste jamais longtemps. Mais elle lui donne quand même beaucoup de vêtements. Elle aussi elle est seule. »

Mamá dit que sa mystérieuse abuela, sa grand-mère, était aux Etats-Unis. Elles n’étaient pas en contact. Elle ne connut jamais son propre père, ne savait pas si elle avait des frères et sœurs, et le père de Rafael avait refusé de reconnaître son fils. « Il est très pauvre lui aussi, dit-elle. Nous n’avons en fait jamais vécu ensemble. Nous sommes seuls... et cela me plaît ainsi. Je le vois parfois dans la rue. Il regarde Rafael, mais ne lui a jamais parlé. Il nous suit parfois. Rafael a besoin de son père. Voyez comment il s’accroche à votre mari. Mais moi... je ne veux pas d’un mari mexicain. A moins qu’il ne soit riche, bien sûr ! Et que nous vivions en Californie ! »

« Señor ! » Rafael tira le bras de Peter pour attirer son attention. « Por favor, regardez-moi ! Je dois vous dire quelque chose. Pendant la nuit il y avait de nombreux petits hommes qui jouaient avec moi. Ils construisaient de grandes maisons avec des petits bâtons. »

« Dans ton rêve, Rafael. C’était peut-être des elfes. »

« Sí, sí, et les elfes portaient des chaînes de pierres vertes et brillantes autour de leurs cous. Mamá était là et elle portait aussi un collier de pierres vertes. »

« C’était peut-être des émeraudes, Rafael. »

« Et c’était un drôle d’endroit, avec plein de brouillard et de fumée. Pas du tout comme ici. »

« C’était un monde magique aussi, Rafael. Tu sais, un monde imaginaire. Tu as rêvé d’elfes et d’émeraudes. »

« Mira, Rafael, dit le Señor après un long moment pendant lequel ils se regardèrent mutuellement, et si on allait faire un tour ? On pourrait aller marcher en ville un peu. On continuera la lecture demain. »

La magie de cette histoire était trop difficile de toute façon et le Señor avait l’air fatigué de lire. Rafael n’attendait en fait que d’aller faire un tour. « Sí, sí », cria-t-il en courant demander la permission à Mamá.

 

Le centre-ville était bondé. Les voitures étaient à l’arrêt dans toutes les rues. L’odeur d’essence planait dans l’air. Des tambours battaient quelque part. Le Señor dit que c’était parce que mars était le point fort de la saison hivernale. Il ne savait pas ce que ça voulait dire. Comme d’habitude, il tenait fort la main du Señor quand ils étaient en ville. Il leva la tête vers le Señor et sourit courageusement. C’était un bon sentiment sécurisant de marcher avec un homme en ville, il aurait pu marcher comme ça indéfiniment. Ce n’était pas la même chose que de marcher en ville avec Mamá. Ils étaient comme un petit-fils et son grand-père. Mais c’était stupide. Le Señor était un Gringo et lui pratiquement un Indien. Il n’avait pas de marraine fée pour le transformer en Gringo. Et le Señor ne voulait pas être un Indien parce qu’ils sont si pauvres. Il voulait garder son carro. La marraine fée était imaginaire de toute façon. Certaines choses étaient vraies et réelles. D’autres étaient imaginaires, comme quand il jouait avec ses jouets en faisant des bruits bizarres. Le Señor était un grand-père imaginaire.

Bien sûr, il y a toujours Dios, pensa-t-il, et aussi la magie, alors il est peut-être vraiment mon abuelo. Combien il voulait un grand-père !

« Vous aimez la magie, Señor ? », demanda-t-il. Ils traversaient le grand jardín. Il y avait des milliers de personnes, des enfants à la peau foncée comme lui, des Mexicains, des Indiens et des Gringos aussi. Le soleil brillait à travers les grands arbres. Les tambours étaient près maintenant. La foule s’était rassemblée sur la place devant la grande église rose. C’était comme une fiesta où tout est magie.

« Oui », dit le Señor.

« Mais la magie c’est vrai ou c’est juste pour faire semblant ? »

« Eh bien, parfois c’est vrai et parfois c’est pas vrai, dit le Señor. Parfois c’est une illusion. Un truc. Tu sais, comme le magicien à la télé. C’est comme... il te fait croire que tu le vois sortir un lapin de son chapeau mais en fait il ne le fait pas. »

Rafael leva la tête vers lui et sourit. Comment pouvait-il le comprendre quand le Señor parlait ainsi ? Puis il tira sournoisement sur le bras du Señor pour qu’il se penche vers lui et dit : « Je veux savoir si vous êtes mon grand-père imaginaire. » Il espérait qu’il n’était pas un simple magicien de la télé qui fait des trucs irréels.

Le Señor rit, le souleva et le fit tourner trois fois dans les airs pour le faire voler. « Ca c’est de la magie et je suis un peu magicien de pouvoir te faire voler comme un colibri », répondit le Señor en le reposant sur le trottoir.

Ils s’arrêtèrent un moment près des bancs face à la place. Rafael était intimidé à côté de tous les pâles Gringos comme le Señor : des hommes et des femmes, pas d’enfants, qui parlaient tous tranquillement, certains lisaient le journal, d’autres mangeaient de la glace. Ils écoutaient les tambours. Il serra la main du Señor encore plus fort. Près d’eux, dans la rue, le vendeur de ballons qui vivait dans sa rue avec tous ses enfants le regardait en souriant. Il ne le dit pas au Señor, il aurait pu penser qu’il voulait un ballon. Il n’en voulait pas, il était trop grand pour les ballons. Le vendeur de glaces se tenait non loin d’eux. Il aurait voulu une glace, mais le Señor ne le voyait pas.

Le Señor les fit habilement traverser la foule devant l’église jusqu’à ce qu’ils se tiennent près du cercle de musiciens et de danseurs. « Ce sont des Indiens,  dit-il au Señor. Mamá dit que je suis en train de devenir un Indien. » La plupart portaient de longues plumes, des pagnes et des jambières de cuir. Leur peau n’était pas plus foncée que la sienne. Certains avaient le teint presque aussi clair que Mamá. Il trouvait qu’ils ressemblaient aux autres Mexicains. Un des musiciens ressemblait à un homme qui vivait dans sa rue. Qu’est-ce que ça impliquerait de devenir un Indien ? Il était complètement absorbé par le spectacle. Les tambours l’hypnotisaient.

Rafael se rendit compte peu à peu de la présence d’un homme près de lui. Il leva la tête. L’homme lui sourit. Il avait l’air familier. N’était-ce pas l’homme que lui et Mamá voyaient souvent dans la rue, qui souriait à Mamá et marchait parfois derrière eux ? Rafael croyait que c’était un de ces hommes qui souriaient à Mamá et lui parlaient parce qu’elle était si jolie. Il avait la même coupe que Rafael, une frange bien droite lui couvrant le front ; les cheveux noirs anthracites, longs et soyeux. Il était grand et élancé. Il portait un jean et une chemise blanche. L’homme se pencha et dit doucement : « Hola Rafaelito. »

« Hola », répondit doucement le garçon, se reculant contre le Señor en serrant sa main dans les siennes.

« N’aies pas peur, je veux juste te dire bonjour. »

« Qui êtes-vous ? », demanda le Señor en s’avançant vers l’homme et tirant Rafael vers l’arrière.

« Personne, Señor. Juste un ami de Rafael. Por favor ! Pas de problème, je m’en vais. Vous voyez... c’est tout simple. J’ai envie de lui parler depuis longtemps. Enfin, voyez, je suis son père mais sa mère ne veut pas que je lui parle. C’est la première fois que je le vois sans elle. Je sais qu’elle travaille chez vous. Je les ai suivis. » L’homme parlait au Señor comme si Rafael n’était pas là, comme s’il ne pouvait pas l’entendre. Mais il l’avait entendu, et il avait un peu peur. Ca devait être de la magie. Un homme dans la rue qui dit être mon père. Ils sont comme ça les pères ? Des étrangers dans la rue ?

« Mais il ne me connaît pas, dit l’homme en baissant le regard à nouveau. « Tu veux connaître ton père, Rafael ? »

« Je ne sais pas. Je dois demander à Mamá. » Bien sûr qu’il voulait connaître son père. Il rêvait d’avoir un père. Ils deviendraient riches, Mamá n’aurait plus à travailler et les grands garçons ne le battraient plus – et il ne deviendrait pas un Indien. Pas s’il avait un père.

« Oui, tu as raison », dit-il en se penchant vers Rafael. « Demande à Mamá. » En se relevant il dit au Señor : « Je veux parler à Esmeralda, mais elle refuse. Elle a raison. Je ne l’ai pas aidée avec Rafael. Elle a tout fait toute seule. Mais j’étais très jeune, plus jeune qu’elle, je n’avais pas de travail, pas d’argent, pas d’éducation. Mes parents sont très pauvres. C’est plus facile pour les femmes de trouver du travail ici, chez des étrangers comme vous. La seule chose que nous, pauvres Mexicains, pouvons faire à San Miguel c’est creuser des trous dans les rues pour un dollar de l’heure. J’ai cru qu’il valait mieux disparaître de sa vie. Mais j’ai eu tort. Je veux ma famille. »

Il semblait être un homme gentil, son père. Il aimait la façon dont il parlait. Il était bonito aussi.

« Que voulez-vous faire maintenant ? », demanda le Señor.

« Je veux aller aux Etats-Unis, en Californie – avec ma famille. Je peux trouver un bon travail là-bas. Aimerais-tu aller en Californie, Rafael ? »

« Je ne sais pas. C’est où ? »

« C’est un beau pays, où tout le monde est riche. »

« Il n’y a pas de pauvres Indiens là-bas ? », demanda Rafael.

« S’il y a des Indiens, eux aussi sont riches. »

« C’est vrai, Señor ? », demanda Rafael. « C’est un pays magique comme dans l’histoire ? Où les calabazas se transforment en carros ? »

« C’est très riche, Rafael », dit le Señor. « Certains croient que c’est magique. »

« Est-ce qu’il y a des riches Gringos en Californie... comme ici ? »

« Oui », répondit le Señor. « Il n’y a presque que des Gringos. »

« Alors ils sont tous riches. Bueno, alors je veux bien y aller. Tu savais que je sais conduire un carro ? » demanda-t-il à l’homme qui disait être son père. « Tu sais conduire, toi ? »

« Si on avait une voiture, on pourrait aller jusqu’en Californie », dit le niño, en regardant les deux grands hommes. Puisque le Señor était son grand-père imaginaire, et qu’il lui avait fait un père, peut-être qu’il leur ferait une voiture aussi et il pourrait avec Mamá et son père magique conduire jusqu’en Californie où ils seraient riches. Il tendit le bras et prit la main de son père.

La journée magique ne finit jamais. C’était comme un des jeux qu’il avait inventés avec ses robots. Les beaux monstres passaient en trombe les uns autour des autres, leurs yeux-lumières magiques clignotant, leurs moteurs vrombissant, et tiraient avec leurs rayons lasers en faisant beaucoup de bruits ; et il ne savait jamais qui avait gagné quoi. Son monde était complètement renversé, comme la fois où Mamá l’avait emmené sur les montagnes-russes à la foire près du marché de Tianguis. Le monde de Mamá, leur maison, leurs choses, le trajet en haut de la colline, la marche à travers les champs magiques de cactus jusque chez le Señor, laver le carro – tout semblait être pris dans un moment de magie et de magiciens, de marraines fées et de calabazas, de grand-père et de père. Cela arrivait-il vraiment ? Ou était-ce comme dans ses rêves ? Ou comme le magicien à la télé ?

Je crois peut-être seulement qu’il sort un lapin de son chapeau. C’est ce que le Señor a dit, ce mot. Ce n’est pas vrai. C’est une ilusión. Il aimait la sonorité de ce nouveau mot, mais ne lui faisait pas confiance.

Son nouveau père monta en voiture avec eux. Il ne savait pas s’il devait s’asseoir sur les genoux de son père, et le Señor ne lui avait pas dit de conduire, alors il resta debout entre les deux hommes. Il regardait à l’extérieur et faisait semblant de ne pas écouter. Mais il écouta tout ce qui se dit, même s’il ne comprenait pas. Ils parlaient sa langue, mais utilisaient beaucoup de mots vides de sens qu’il n’avait jamais entendu les adultes utiliser auparavant. Le Señor disait qu’ils devaient se procurer des pasaportes. Ils avaient besoin de visas pour aller en Californie.

Son nouveau père discuta cela et son visage rougit. « Non, non, non, ils ne me donneront jamais de pasaporte. Je suis pauvre. »

Il examina attentivement son nouveau père. Il n’était pas Indien. Il   ressemblait à un prince. Il pouvait donc pas être très très pauvre. Peut-être que le Señor avait raison. Peut-être qu’on lui donnerait un pasaporte. C’était vraiment un jour magique, comme dans l’histoire. Un jour où les elfes portent des émeraudes et les étrangers deviennent des pères, où les citrouilles se transforment en automobiles pour l’emmener, avec Mamá et son nouveau père, en Californie où ils seront riches. Où il ne deviendra pas un Indien. Et où   ses nouveaux amis ne le battront pas et où il racontera à tout le monde le conte de la calabaza et du carro. Il s’assit à côté de son père et croisa les doigts de sa main gauche. Il espérait que ce n’était pas qu’une ilusión.

Gaither Stewart GaitherStewart@libero.it