Vaincre la différence

par Angeli Primlani

Photos de Julie Denesha

Traînant son sac à dos, par un après-midi de neige et de brouillard, dans la gare principale d'Ostrava, son bonnet de montagne laissant échapper quelques mèches de cheveux bruns, Kumar Vishwanathan ressemble à n'importe quel étudiant d'Asie du Sud dans le monde.

Il est en retard et tout essoufflé d'avoir couru. « On va bientôt emmener quelques enfants à la montagne et il y a tellement de choses à faire », nous explique-t-il.

Mais Kumar n'est pas un étudiant. Il est venu nous conduire au refuge de l'Unimo, l'abri provisoire aux abords d'Ostrava, où vingt-cinq familles roms qui ont fui les inondations de l'été dernier vivent en ce moment. Kumar est souriant, d’une politesse sans faille et il s'exprime avec clarté. Il s’est récemment retrouvé investi de la mission délicate de rapprocher les Tchèques blancs et les Roms de la ville, et il y met toute son énergie, son habileté et sa ténacité.

Le refuge de l’Unimo est une construction de deux étages en tôle ondulée qui ressemble à un abri de jardin avec des barreaux aux fenêtres. Le sol tout autour est un mélange de gravier, de neige et de boue. Environ quatre-vingts personnes y vivent. Il était prévu au départ pour abriter les réfugiés pendant un mois ou deux. Kumar espère pouvoir les faire tous emménager dans des appartements d’ici le printemps. « Pour l’instant, il faut survivre à l’hiver », dit-il.

Kumar Vishwanathan, trente-quatre ans, est de la ville de Kerala, dans le sud de l’Inde. Il a rencontré Ladislava, son épouse tchèque, quand il était étudiant à l’institut Pouchkine de Moscou. Ils se sont mariés et se sont installés, il y a six ans, à Olomouc, où Kumar a enseigné la physique jusqu’à cette année. Il raconte qu’il s’est fait tabasser par des skinheads une fois, mais au bout d’un moment, les gens ont appris à le connaître et à l’accepter. « C’est une petite ville », dit-il en souriant. « J’ai plus d’amis tchèques que de toute autre origine ».

L’été dernier, quand la Moravie fut victime des inondations, Ladislava et lui lurent dans la presse tchèque que des Roms avaient pillé une école à Ostrava. Ils se dirent que les faits avaient dû être exagérés. Mis en colère par la façon dont la presse avait rendu compte de l’événement, il se rendit à Ostrava pour découvrir, par lui-même, la vérité. Il fut de la sorte amené à rencontrer des membres de la communauté rom, ainsi que des travailleurs sociaux et des représentants de la ville. Aujourd’hui, financé par tout un ensemble d’organisations caritatives privées comprenant la fondation Soros et la Fondation pour une société civile, il se rend régulièrement à Ostrava où il vit, pendant la semaine, dans le refuge de l’Unimo et où il fait fonction, tout à la fois, d’agent de liaison, de collecteur de fonds, d’organisateur, de médiateur et de travailleur social.

Pour rétablir l’ordre dans le centre d’hébergement d’urgence surpeuplé, Kumar a dû commencer par convaincre les membres des différents clans roms de travailler ensemble. Les résidents du refuge font tous partie du même groupe culturel rom, les Rumungri.. Ils se subdivisent en plusieurs clans que Kumar compare aux familles nobles médiévales.

« La plupart de ceux qu’on voit mendier sur la place sont d’un autre groupe rom, les Vlasske ou les Olasske. Ce ne sont que quelques uns, parmi eux, qui volent et forment des gangs [...]tous les Vlasske ne sont pas comme ça, loin de là », explique Kumar. Les Rumungri, ajoute-t-il, sont plus sédentarisés et, en général, ils n’ont pas la réputation d’avoir un comportement asocial.

Quand la nouvelle fut connue qu’un groupe de réfugiés roms allait s’installer dans le refuge, les habitants roms de Na Liscine, un quartier de la banlieue d’Ostrava, signèrent une pétition pour les en empêcher.

D’après Petr Vanek, le responsable du bureau du Maire d’Ostrava, des problèmes qu’on n’avait pas prévus apparurent quand les représentants de la ville, ignorant les clivages de clans, logèrent ensemble plusieurs groupes roms. « On essayait seulement de sauver des vies », explique-t-il. « La police dut intervenir dans un refuge parce qu’un des groupes roms volait les autres ».

L’intérieur du maigre abri de tôle ondulée est étonnamment confortable. Chacun des deux étages comprend de douze à seize chambres minuscules. Les toilettes et les salles de bain sont communes, ainsi qu’un évier tout en longueur et une machine à laver qui est le plus souvent en panne. Les toilettes sont fermées et chaque famille possède une clef pour les siennes. « Cela leur donne un peu d’intimité », dit Kumar. Ils ont des plaques chauffantes dans les chambres pour la cuisine.

Pavel Mercinko, un homme râblé et costaud, vêtu d’un débardeur blanc qui nous laisse découvrir les gros tatouages vers et bleus de ses bras, nous accueille dans l’entrée. « Vous êtes des amis de Kumar ? » demande-t-il. Ca lui suffit comme introduction. « C’est un homme très bien », nous dit-il. Mercinko nous invite chez lui et insiste pour nous offrir plus de café, de thé et de bières que nous ne pouvons en boire. Sa chambre, comme toutes celles du bâtiment, est d’une propreté méticuleuse.

Josef Krostan et Gejza Balaz, deux guitaristes, se joignent à nous. Accompagnés par des enfants du refuge, ils nous font l’honneur d’un concert improvisé de musique rom et tchèque, alors que nous passons dans le couloir, où du linge sèche au-dessus de nos têtes. Un grand garçon brun nous dit en anglais : « Bonjour, mon nom est Roman. Comment allez-vous ? »

Roman apprend l’anglais au centre communautaire mis en place par Kumar et les résidents du refuge afin d’établir un contact avec les Roms déjà installés à Na Liscine. Le centre propose des programmes de chants et de danse, des préparations à l’entrée dans le système éducatif, des cours de tchèque et d’anglais, ainsi qu’une médiation avec les services médicaux et des conseils juridiques. Les cours sont gratuits et les enseignants tous bénévoles.

Mercinko et les autres résidents disent tous qu’ils cherchent du travail, mais qu’il n’y a aucun moyen d’en trouver pour le moment. « La situation économique est si mauvaise que les entreprises ne sont pas en bonne posture et qu’ils n’embauchent personne », explique Krostan. Jaroslav, son frère, nous dit qu’il espère ne pas être obligé de s’installer dans un immeuble occupé uniquement par des Roms. « Tous les Roms ne se ressemblent pas, ajoute-t-il. Ma femme et moi aimons avoir la paix et la tranquillité ».

Balaz, un des guitaristes, n’a ni passeport tchèque ni slovaque. Kumar aide les gens dans son cas à se retrouver dans les méandres administratifs occasionnés par la loi sur la citoyenneté de 1993. Les candidats à la nationalité tchèque doivent prouver qu’ils résidaient en Tchéquie avant la partition de la Tchécoslovaquie. Des familles qui résidaient dans des territoires tchèques depuis des générations se sont retrouvées apatrides du jour au lendemain, pour la simple raison qu’ils ne pouvaient en apporter la preuve. Ceux qui pouvaient démontrer un lien avec la Slovaquie ont pu obtenir la nationalité slovaque, mais un grand nombre d’entre eux n’ont aucun droit légal de résider dans l’un ou l’autre pays.

Même les employeurs désireux d’embaucher des Roms se refusent à employer quelqu’un qui n’a pas de papiers. Sans la nationalité tchèque, ils n’ont droit à aucune aide publique. Quelques entreprises emploient des apatrides à la journée, mais le salaire est variable et tous n’ont pas l’honnêteté de payer.

« Ces gens sont à la merci des exploiteurs », nous dit Kumar. « Ils n’ont aucun moyen d’obtenir justice, aucun droit à la santé, rien ».

Nous nous rendons avec Kumar et son ami Honza Effenberger à Privos, un quartier dévasté d’Ostrava. L’endroit est mal éclairé, envahi par les ordures. Les fenêtres des rez-de-chaussée désertés sont sombres. Les vitres sont cassées. La peinture écaillée des murs laisse apparaître la brique nue sur une hauteur de deux mètres, presque, indiquant le niveau que l’eau avait atteint. Quelques familles sont pourtant retournées vivre à Privos. Des enfants jouent dans la rue et des lumières brillent aux fenêtres des étages.

« C’est un ghetto rom », nous dit Effenberger « La ville a expulsé tous les Roms du centre ville ici, parce que ce sont les appartements les moins chers et qu’ils peuvent ainsi transformer les appartements du centre en bureaux et faire beaucoup d’argent. »

Effenberger enseigne à l’école élémentaire de Cirkevni, une école primaire ouverte, spécialement pour les enfants roms, par un groupe d’éducateurs désireux de leur venir en aide. Il était professeur dans un établissement national d’enseignement spécialisé, avant. « Nous nous sommes rendu compte que la majorité des élèves n’avaient rien à y faire », raconte-t-il. « Ils méritent une école normale ».

On estime que 80 pour cent de tous les enfants roms sont placés dans des écoles pour attardés mentaux, en raison des difficultés qu’ils rencontrent en première année d’école primaire, généralement parce qu’ils ont des problèmes de langue.

« Par exemple, un enfant tchèque saura peut-être que le petit d’une vache est un veau, mais pas un enfant rom. Leurs parents connaissent sans doute les mots “vache” et “veau”, mais dans leur langue, explique Effenberger. Tout le système éducatif est fondé sur le principe que ce type de connaissances est acquis. Même les livres d’école sont conçus comme ça ».

L’école de Cirkevni propose des programmes pour la dyslexie et autres difficultés d’apprentissage. Environ dix pour cent des élèves de cette école sont des Tchèques blancs. Les classes sont mixtes et les élèves s’entendent bien, selon Effenberger, mais ils ne se voient pas à l’extérieur de l’école. « Ils vivent dans des quartiers différents, dit-il. Vous ne les verrez pas jouer au foot ensemble ». Kumar, qui parle plusieurs langues, enseigne l’anglais dans cette école. Il fait aussi en sorte que les enfants qui y sont inscrits assistent bien aux cours, quitte à aller parfois les chercher lui-même.

Après avoir servi d’agent de liaison entre les différents groupes et clans roms, Kumar ambitionne de rapprocher les communautés tchèques et roms. Il sort les enfants du refuge et les emmène en voyage d’étude hors d’Ostrava, pour leur donner l’expérience du monde à l’extérieur de la communauté rom. Il y a un terrain inoccupé entre le quartier rom de Na Liscine et un quartier tchèque voisin. Kumar prévoit d’y construire un terrain de jeux au printemps, pour que les enfants des deux groupes aient une chance de se rencontrer.

Il invite aussi des journalistes et des étudiants de l’université d’Ostrava à séjourner dans le refuge, pour offrir à des non-roms la possibilité de rencontrer des Roms dans un cadre protégé.

Kumar est optimiste, bien qu’avec modération, quant à l’amélioration des relations entre les Roms et les Tchèques à l’avenir. Mais les deux bénévoles qui travaillent avec lui ne sont pas du même avis.

« La situation empire », dit Marcela Kozusnikova, une étudiante à la faculté des sciences sociales et de la santé à l’université d’Ostrava. « Il y a beaucoup de racisme ici. Certaines personnes n’ont jamais vu de Roms, ils jugent donc à partir de leurs préjugés. La plupart d’entre eux ont eu une mauvaise expérience d’une sorte ou d’une autre. Ils ne savent pas que c’est vraiment seulement une petite partie des Roms qui pose des problèmes. Les autres ont beau être pauvres, ils vivent comme des gens modestes. »

Dasa Zdrazilova, une étudiante elle aussi, est également pessimiste. Les enfants apprennent le racisme par les adultes, dit-elle, et on ne peut pas changer les adultes.

Kumar veut y croire malgré tout. « Les inondations ont fait changer les choses, explique-t-il. Le mouvement qui s’est amorcé gagne de l’ampleur, je crois. Il y a des gens qui ont été sensibilisés, qui veulent vraiment changer et qui cherchent un moyen de sortir de la situation présente. Si on peut aider un seul enfant, ça en vaut la peine ».

Cet article a paru pour la première fois sur The Prague Post, mercredi 21 janvier 1998